mercredi 11 février 2015

Sanda VOÏCA, passeuse de mots (textes, collages)


« Écrire ou dormir
Même fuite
Même désertion
Éloigner le monde
Se désencombrer des heures perdues » - Sanda Voïca


Les mots et les œuvres plastiques de Sanda Voïca ne laissent pas indifférents. Il y a à la fois un mal-être, un besoin de solitude qui s’incarne dans les collages suspendus entre ciel et terre, rêve et réalité, naissance et mort. Nous pouvons être lecteur ou « regardeur », comme elle le dit si bien, et nous sentir remuer par cette approche du monde. Mystère, expression d’une souffrance en équilibre ou désertion préméditée ? L’auteure crée des atmosphères poétiques dans lesquelles nous sommes invités à parcourir le monde ou à nous en éloigner.

Notons que Sanda Voïca et son collègue Samuel Dudouit se consacrent avec grand professionnalisme et générosité à l’édition d’une très belle revue virtuelle : Paysages écrits.

Fabienne Roitel

Sanda Voïca : sur son blog, « Le livre des proverbes nouveaux » ; dans la rubrique « Présence ailleurs », des détails sur sa présence littéraire. Initiatrice et rédactrice-en-chef de la revue Paysages écrits : https://sites.google.com/site/revuepaysagesecrits/

vendredi 2 janvier 2015

Nos étrennes pour 2015 : un inédit de Jonathan Gaudet

Matin
Jonathan Gaudet

            Le moteur de la scierie toussote derrière le petit boisé. La lueur des lampes à l’huile perce l’opacité des carreaux. On s’agite dans les baraques. Une lumière diffuse filtre à travers les branches nues des cyprès. Le brouillard dissimule la base des grands arbres. Le sol est moite, l’air frais. Début du printemps. La route crevassée par les pluies d’hiver fait un coude à l’orée du bois. La plantation se secoue de sa torpeur. Le néant cède sa place au divin.
Le garçon saisit la guitare par la ficelle et l’accroche à son épaule. Ses pieds nus font craquer les planches. Derrière lui, une femme ouvre les yeux, mais ne dit rien. La porte couine sur ses gonds rouillés. Béante. Le garçon saute. Au loin, la rumeur de la scie l’appelle au travail. La roue dentelée mord le tronc et arrache les copeaux. Le garçon crache dans la poussière. Aujourd’hui, il ne se salira pas les mains au contact de l’écorce.
La route contourne la plantation et disparaît dans la forêt. Au-delà, le territoire se divise en longs rectangles effilés : cannes à sucre, maïs, coton. Les bras y chantent, les pieds s’y crèvent. Une rivière flanquée de deux levées divise le comté en deux. Sous-sol gorgé d’eau et surface sèche. Le chemin de fer sillonne le reste. Distance et rentabilité. Délais de livraison et balles de cent kilos. Le train hurle aux deux jours. On construit des fortunes. Sur l’horizon, les pignons se regroupent autour des citernes. Pour chaque propriétaire, on compte une centaine de nègres.
Le garçon s’arrête à la courbe. À droite, le moulin à scie, à gauche, le champ de coton. Il ajuste sa guitare et regarde par terre. Sol ouvert. Il lève les yeux. Il prends l’envers du soleil, se dirige vers son contraire. La plantation disparaît derrière les cyprès. Dans son dos, le sifflement d’un contremaître rappelle l’urgence de la routine. Le soleil émerge des contours de la forêt, plus loin vers l’Est. Le garçon quitte la route. Ses pieds sentent la fraîcheur de l’herbe.
Il traverse le champ sans se soucier du coton qui tarde. Les nuages se ramassent comme des moutons. L’allée rectiligne annonce le chemin. Encore loin devant, l’arbre solitaire sort lentement de terre. Le garçon hâte le pas. Les branches rayent le flanc de la guitare. Bois sur bois. Une corde grince, les pieds marquent le rythme. Chant de travail. Inutiles au labeur, les aveugles jouent pour les travailleurs les jours de cueillette. Près de la barrière, à l’orée du bois. Et qu’ils chantent haut, le champ est long. Yeux ouverts, le garçon réduit la distance. Derrière lui, les chiens aboient.  
Sous l’arbre, une silhouette. Elle est là qui l’attend. Le garçon s’immobilise. Entre eux, un jet de pierre. La femme tourne la tête, de profile. Sa peau blanche est un effrayant mystère. Quelques mètres. Trop pour retenir sa respiration. Le garçon hésite, faux mouvement. La guitare appelle. La femme se retourne. Le voit. Un homme l’accompagne, barbe, bretelles et chapeau rond. Il se précipite, signe d’urgence.
- Vite !
Tête de monture. Derrière l’arbre, c’est tout un équipage qui pioche des sabots. Le garçon se rue. Les chiens reniflent dans les allées. L’homme le fait monter à côté de la femme. Le chariot se met en mouvement. La trace du fugitif est masquée par le sentier du parfum. La femme dit :
- Tu es libre.

Et l’équipage disparaît dans les nuages.

Jonathan Gaudet habite à Prague, en République Tchèque. Il a vécu au Québec, en France, en Argentine et aux États-Unis. Il partage son temps entre l’écriture, le dessin, l’enseignement et la musique.